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16/06/2010

L’OHADA : un exemple de Convergences / Vaincre la résistance des juridictions suprêmes nationales: les pistes possibles de Réforme

Bakary DIALLO
Docteur en droit privé
Juriste Collaborateur Externe
JURIFIS CONSULT
ATER à l’Université de Paris I Sorbonne

S’il est vrai que la mésintelligence d’une règle commune entre les diverses juridictions nationales peut apparaître comme rédhibitoire pour un droit qui se veut d’application et d’interprétation uniformes, la spécificité de la CCJA va bien plus loin que ce souci traditionnel, son caractère supranational n’a tout simplement pas d’équivalent dans les systèmes juridiques modernes.

Assez clairement, disons qu’à côté de l’abandon de souveraineté sur le plan législatif , le Traité réalise l’abandon de la souveraineté judiciaire et la consécration d’une supranationalité judiciaire qui complète la supranationalité juridique .

A travers le principe de l’exclusivité de compétence posé par l’article 14 du traité, le législateur africain a voulu éviter l’émergence de chapelles de jurisprudence nationales mais également francophones , lusophones, hispanophones ou bientôt anglophones .

Les auteurs du traité ont également pris soin d’instituer un arsenal textuel destiné à empêcher un empiétement réciproque des domaines de compétences de la CCJA et des juridictions nationales de cassation.

Ainsi, lorsque la CCJA est saisie, à tort, d’une question de droit qui ne porte pas sur l’application du droit OHADA, elle doit se déclarer incompétente, soit d’office (article 32-2 R), soit à la demande des parties (article 17 du Traité). Cette déclaration d’incompétence doit être suivie d’un renvoi à la juridiction nationale .

Inversement, lorsque c’est la juridiction nationale qui se trouve saisie d’un recours pour violation des règles droit uniforme, elle doit décliner sa compétence et renvoyer l’affaire devant la CCJA sur la base de l’article 15 du Traité .

Malgré cette délimitation, on observe dans la pratique quelques cas de résistance de certaines juridictions suprêmes nationales qui s’obstinent à rendre des décisions en violation des règles de compétences fixées par le traité.

Dans de nombreux cas ce sont les parties qui décident délibérément ou involontairement de laisser juger leur affaire par la juridiction nationale de cassation, dans d’autres cas c’est la juridiction qui estime qu’au moins un des moyens soulevés par le pourvoi porte sur le droit national non harmonisé de sorte qu’elle n’a pas à procéder au renvoi.

Partant de ce constat, on peut au moins considérer qu’il subsiste une incertitude dans les règles de répartition de compétences entre la juridiction supranationale et les juridictions nationales de cassation dans « les affaires mixtes ».

Malheureusement, il est à craindre que les turbulences ne s’amplifient, notamment par l’effet de l’extension du droit des affaires uniformisé à des matières purement civiles , ce qui aurait pour conséquence de dépouiller entièrement les juridictions nationales de cassation de leur compétence.

Cette crainte légitime les juges suprêmes nationaux l’on exprimé, lors d’un colloque tenu en juin 2006 à Lomé, ils ont réclamé avec fermeté le retour du droit des affaires uniformisé dans leur sphère de compétence .

Mais, cette revendication, quelque soit da légitimité a très peu de chance d’aboutir car elle trouve dans le principe de l’exclusivité de compétence posé par l’article 14 du traité un obstacle invincible.

Il n’en demeure pas moins qu’elle soulève la question du respect réciproque des domaines de compétence dans les affaires mixtes mêlant le droit uniforme des affaires et le droit national non harmonisé.

Or cette question spécifique n’a pas été traitée par le législateur africain.

La revendication des juges suprêmes nationaux révèle, en tous cas à elle seule qu’au-delà de leur frustration manifeste, les rapports entre les juridictions nationales de cassation et la CCJA sont loin d’être clairs et apaisés.

Dans cet esprit, la réflexion est entamée pour imaginer la mise en place d’un mécanisme permettant d’opérer un filtre des pourvois portés devant la CCJA.

I. LES MODES DE SELECTION DES RECOURS

Si dans la pratique la sélection des affaires s’effectue dans beaucoup de pays en fonction principalement de leur intérêt juridique, on ne saurait négliger la question de la sélection des pourvois par la valeur du litige, ne serait-ce qu’en raison du débat qu’elle pourrait susciter.

1.1. La sélection par la valeur du litige

Ce critère de sélection s’il présente des avantages certains, il n’en comporte pas moins des failles évidentes.

1.1.1. Les avantages du critère de la sélection par la valeur du litige

Certains observateurs ont très tôt avancé l’idée de ce mode de sélection qui aurait permis aux juridictions nationales de cassation de rester dans le jeu du contentieux des Actes uniformes.

Dans ce cadre, les affaires dont l’enjeu financier ne dépasse pas une certaine somme seraient portées à ces juridictions, mais les autres, celles dont l’enjeu financier est conséquent seraient réservées à la Cour Commune.

Cette solution, peut se comprendre pour plusieurs raisons dans le contexte socioéconomique africain.

Certains se demandent en effet, pour quelle raison on obligerait l’ensemble des justiciables de l’espace géographique OHADA à porter leurs litiges devant la juridiction supranationale abidjanaise, alors que pour la plupart du temps la valeur du contentieux est modique ?

Il serait plus logique pensent les tenants de cette solution de laisser à la connaissance des juridictions nationales de cassation ce type contentieux, d’abord pour une raison de proximité du contentieux (géographique, temporelle et sociale), mais aussi pour une raison de bonne administration de la justice; parce que ce serait tout simplement, la meilleure façon de lutter contre le découragement et le renoncement de quelques uns des justiciables qui s’effraient à l’idée de porter leur litige dans un pays qui n’est pas le leur.

On peut d’ailleurs observer que ce système de sélection par la valeur du litige est celui qui est mis en œuvre et fonctionne parfaitement en Suisse, où les demandes déterminées doivent atteindre un certain montant pour pouvoir être déférées à la Cour suprême fédérale .
Mais disons-le-tout net: cette forme de justice ne correspond plus à l’esprit initial de l’ordre juridique OHADA et n’emporte guère notre adhésion.

1.1.2. Les failles du critère de sélection par la valeur du litige

Ce mode de sélection doit être accueilli avec réserve parce que non seulement une question de principe peut se poser à l’occasion du paiement d’une somme insignifiante , mais encore parce qu’une somme modique peut être vitale pour un plaideur peu fortuné. Or, comment ne pas percevoir le risque d’institutionnalisation d’une justice à deux vitesses :

- la première moins certaine faite pour les pauvres qui serait rendue par les juridictions nationales de cassation là où elles existent et fonctionnent correctement;
- la seconde qui serait de meilleure qualité rendue par la Cour Commune au profit des grandes fortunes et du gratin local des affaires, c'est-à-dire pour ceux qui ne peuvent que préférer la sécurité judiciaire qu’offre incontestablement le recours devant la CCJA.

Or relâcher l’unité du contrôle des pourvois, par ce critère serait créer les conditions d’un éclatement du contentieux et entériner définitivement l’idée d’un droit uniforme fait pour les nantis.

La question d’ailleurs ne se pose pas uniquement en termes d’ opportunité judiciaire, mais également en termes d’égalité: les citoyens d’une communauté juridique ne sont véritablement égaux en droits que si l’on reconnaît à chacun d’eux, quelle que soit sa condition, un véritable droit à l’application de la loi, c'est-à-dire le droit de faire censurer par une même Cour régulatrice, toute décision suspecte d’ illégalité .

Pour toutes ces raisons, nous pensons qu’il y a lieu d’écarter ce système de sélection, car il porte gravement atteinte aux droits des citoyens et à l’unité de la jurisprudence.

2.2. La sélection par le critère de l’intérêt juridique

Ce mode de sélection reviendrait à réserver à la juridiction supranationale, les affaires qui lui paraissent présenter un intérêt doctrinal et jurisprudentiel suffisant.

Ce système, que pratiquent par ailleurs les pays anglo-saxons et l’Allemagne fédérale , même s’il présente des avantages se heurte également à de graves difficultés de praticabilité.

2.2.1. Les avantages d’une sélection par le critère de l’intérêt juridique

Alors qu’une sélection fondée sur la valeur du pourvoi est très incertaine, au contraire lorsqu’elle repose sur la nature du problème posé par les moyens du pourvoi , elle peut être très simple puisqu’il s’agit seulement de déterminer si le pourvoi pose une difficulté juridique telle qu’il nécessite l’intervention de la juridiction supranationale.

Nul ne saurait contester que les arrêts, que la Cour Commune est appelée à rendre n’ont pas tous la même portée et la même valeur juridique.

Certains ont une valeur doctrinale incontestable, parce qu’ils fixent une règle de droit uniforme sur une question nouvelle ou controversée, ou tranchent une question d’application de la règle de droit dont la solution n’était pas évidente.
D’autres décisions, au contraire, n’apportent que la confirmation d’une jurisprudence bien établie et constamment appliquée, ou même sont sans valeur doctrinale, parce qu’elles se bornent à constater une évidence.

On conçoit dès lors, que ces deux types de pourvois n’exigent pas les mêmes soins et n’appellent pas le même examen: alors que les premiers, appellent une prise de position doctrinale et méritent d’être examinés par la CCJA, les autres pourvois peuvent être soumis aux juridictions nationales de cassation.

On constate, en effet, à l’analyse que bon nombre de pourvois présentés devant la CCJA tendent à voir censurer une erreur de droit certaine ou à contester une règle bien établie .

Ces pourvois ne présentent, en général, guère de difficultés et appellent une solution rapide, permettant de purger sans retard l’arrêt du vice qui l’entache ou de rejeter le pourvoi.

Ce système de filtrage devrait en outre, servir à éliminer les affaires répétitive ou/ et clones qui encombrent la CCJA.

En réalité notre principale objection n’est pas dans l’acceptation du principe de ce mode de sélection, elle est dans sa praticabilité dans le système très particulier de l’OHADA.

En effet, la mise en œuvre de ce critère commande que soit réglée au préalable l’épineuse question de l’auteur de la sélection.

Or selon que l’on confie ce rôle de filtrage à la CCJA ou aux juridictions nationales de cassation les difficultés ne sont pas de même nature.

2- Le problème de la détermination des auteurs de la sélection

a- La sélection par les juridictions nationales de cassation

Laisser le choix aux juridictions nationales de cassation le soin de faire le tri des pourvois devant être portés à la connaissance de la CCJA c’est introduire un facteur supplémentaire d’insécurité.

Ici, comme dans le critère développé précédemment le souci de l’unité du droit harmonisé et de son application uniforme doit prévaloir .

Quelle confiance peut on avoir en un mécanisme de renvoi et de contre- renvois qui, même avec une directive légale, resterait dans une large mesure à l’appréciation souveraine des juridictions nationales ?

On peut effectivement craindre, dans cette hypothèse que l’unité du droit régional ne survive pas longtemps à l’application d’un système aussi compliqué et finalement peu contraignant pour les juges internes.

On peut aussi craindre que les Cours suprêmes nationales ne profitent de ce mode de sélection de façon plus ou moins délibérée pour conserver les pourvois plus intéressants.

En revanche, une sélection des pourvois par la CCJA aurait le mérite d’ôter aux juridictions nationales la lourde et dangereuse responsabilité de la détermination des questions de droit qui pourraient donner lieu à l’accès à la CCJA.

b- La sélection par la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage

Le risque encouru en confiant à la CCJA le soin de la sélection serait d’instaurer une lourdeur et un facteur de ralentissement de la procédure, en raison du double examen des affaires.

Lorsque la CCJA refuse d’examiner une affaire et procède au renvoi devant une juridiction nationale de cassation elle accentue en effet la lenteur du pourvoi, allant ainsi à contre-courant du mouvement général et contemporain d’accélération des procédures judiciaires.

Le risque que les juridictions nationales ne portent atteinte à l’égalité des citoyens n’est pas non plus à écarter même dans les litiges jugés sans réel intérêt juridique ou doctrinal. Par ailleurs, une telle option ne nous éloignerait pas beaucoup de la situation actuelle.

Le problème reste posé dans les mêmes termes, rien n’indique en fait que les juridictions nationales accepteraient de coopérer plus dans ce nouveau système que dans l’actuel, en déclinant leur compétence pour tous les pourvois qui leur seront déférés.

En définitive, aucun des critères ci-avant développés n’emporte notre adhésion car dans l’un ou l’autre cas on se trouve confronté soit à un risque sérieux de divergence dans l’application et l’interprétation des Actes uniformes, soit à un risque certain de ralentissement de la procédure du pourvoi en cassation.

En revanche, nous préconisons la mise en œuvre d’une procédure qui viendrait non pas pour se substituer aux procédures déjà existantes, mais qui serait regardé comme un mécanisme complémentaire qui ne serait utilisé que dans des cas spécifiques.

Il s’agit de la procédure de renvoi préjudiciel.

III- Pour l’instauration d’un mécanisme de la procédure préjudicielle

Si l’on excepte les cas de renvoi dans les rapports des juridictions nationales de cassation et la CCJA, il y a deux circonstances qui pourraient justifier rationnellement le regroupement d’un procès devant un même juge: le dessaisissement total d’une juridiction en faveur d’une autre et la procédure de renvoi préjudiciel.

La voie du dessaisissement semble être celle qui a été adoptée par le traité.

La procédure qu’organise l’article 15 du traité a pour seule et unique conséquence d’entrainer le dessaisissement immédiat et total du juge national du pourvoi qui lui est déféré.

L’article 51 du Règlement de procédure de la CCJA abonde dans le même sens puisqu’il dispose que:« Lorsque la cour est saisie conformément aux articles 14 et 15 du traité par une juridiction nationale statuant en cassation qui lui renvoie le soin de juger une affaire soulevant des questions relatives à l’application des actes uniformes, cette juridiction est immédiatement dessaisie ».

Or nous avons déjà souligné les limites et l’impraticabilité de cette procédure dans de nombreux cas.

Pourtant la question de l’opportunité du recours à la procédure préjudicielle peut se poser au moins dans un cas très spécifique.

C’est lorsque dans un litige donné l’application du droit harmonisé n’a qu’une part marginale, alors que le reste du contentieux relève de la compétence souveraine du juge suprême national juge de droit commun.

Nous pensons effectivement que dans cette hypothèse l’instauration d’un mécanisme de question préjudicielle est celui qui présente le moins d’inconvénients.

3.1 Conditions dans lesquelles la question préjudicielle peut être posée

Dans notre perspective, dès lors que le juge suprême national se trouve confronté dans « une affaire mixte » à l’application et à l’interprétation d’un Acte uniforme, il doit poser la question préjudicielle.

Il n’y pas lieu, pour lui de considérer si la question est ou non « prépondérante » pour la solution du litige, ni d’admettre la théorie d’un acte clair développée par les juridictions françaises dans le cadre du droit européen .

Car il s’agit avant de permettre à la CCJA de garder tout son imperium sur tout le contentieux du droit harmonisé et de se prémunir contre les juges nationaux qui voudraient prendre quelques libertés avec les règles de compétence exclusive instituées par le traité.

Ainsi, si la voie de recours en cassation permet à la CCJA un contrôle direct de l’interprétation et de l’application du droit harmonisé dans les litiges relevant exclusivement de matières harmonisées, le recours à la procédure de renvoi préjudiciel devrait lui permettre d’exercer un contrôle indirect sur l’interprétation et l’application du droit harmonisé dans les litiges mixtes où s’entremêlent droit harmonisé et national non harmonisé, tout en permettant aux juridictions nationales de cassation d’exercer pleinement leur souveraineté.
La procédure préjudicielle peut se présenter comme un incident dans une instance qui se déroule au principal devant les juridictions nationales de cassation.

Schématiquement, la procédure se déroulerait en trois temps:

1- Le juge national décide de surseoir à statuer et de renvoyer la question d’interprétation à la CCJA;
2- Saisie de la question la CCJA, qui garde sa compétence exclusive dit le droit sous forme d’un arrêt interprétatif;
3- Le juge national reprend l’instance fait application de cet arrêt interprétatif au litige et rend une décision qui éteint le contentieux.

Cette idée de coopération et de collaboration plus que d’antagonisme est une idée décisive.

L’esprit de collaboration peut s’expliquer par le fait que lorsque dans un litige le juge national décide de recourir à la question préjudicielle, il le fait dans le total respect des règles de compétence définies par le traité OHADA lui-même.

Le juge national pour gagner du temps sursoit à statuer et pose la question préjudicielle au juge supranational qui garde ainsi en tout état de cause le monopole d’éclairer le sens des normes harmonisées.

En bref, contrairement à la situation actuelle qui est potentiellement conflictuelle pour les juridictions nationales de cassation et la CCJA, la procédure du recours à la question préjudicielle devrait permettre à instaurer un climat de confiance de complémentarité et de collaboration entre ces juridictions .